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13 mai 2020
La vertu des codes
Dans le passage du monde médiéval à la société de cour, les hommes ont abandonné le privilège de s’entretuer, au profit de l’exercice légitime de la violence par le pouvoir politique institué.
La codification des normes sociales, la politesse et les rituels de partage de l’espace se sont renforcés pour permettre à chacun de réguler ses rapports physiques avec ses congénères. Une manière de gérer aussi nos peurs de l’altérité, de faire tomber symboliquement nos barrières archaïques, de prévenir de qui nous sommes, amis ou ennemis, de ne plus être sur le qui-vive.
Le langage (tutoyer, vouvoyer, choisir un niveau d’expression selon son interlocuteur), le comportement (civilité, politesse, proxémie) et les signaux corporels (la tenue, la coiffure, les accessoires, …) sont devenus progressivement des marqueurs sociaux de nos appartenances, des ressources de gestion de nos relations. Cet ensemble de codes, intégré progressivement dès l’enfance, nous a permis de nous situer dans l’espace social et d’élaborer l’image d’un soi présentable, acceptable.
Les nouvelles frontières sociales
La mise en place des mesures barrières qui distancient les corps, le port du masque qui cache une partie de notre non verbal et l’écho de nos voix remettent en question les formes, mais aussi le fond de la conversation sociale personnelle et professionnelle du quotidien.
Avant la crise sanitaire, nous étions branchés sur pilote automatique : bonjour, une (ou plusieurs) bise(s), une tape dans le dos, … des choses simples, des repères clairs, et surtout des gestes professionnels assurés.
Aujourd’hui, nous voici contraints à enclencher la touche « contrôle ». J’ai touché quoi ? J’ai rencontré qui ? C’est quoi la bonne distance ?
Je crie dans mon masque (parce que je ne m’entends pas) pour parler à un collègue qui ne sait pas si je me fâche ou si j’essaye de me faire comprendre. Je prends la tangente dans les ateliers, je m’éloigne de tous et de tout, je navigue à vue. Je ne sais plus si je peux déjeuner avec Paul, quand et combien de fois je dois me laver les mains, combien de temps je peux rester stationner là …
Ces facilitateurs de la vie que sont les codes sociaux et professionnels sont bouleversés, bousculés, sans que les mesures techniques instaurées ne fassent disparaître le goût de la civilité. Les codes sont là pour gérer nos interactions, nos intervalles, nos interstices. Les mesures barrières sont là pour les éviter. D’où peut-être les entorses à la règle, les contournements observés et stigmatisés depuis deux jours.
Loin de moi l’idée de remettre en question la nécessité de protection individuelle et collective. Mais le besoin de proximité physique est profondément culturel et certains pays ne vivront pas aussi intensément cette rupture des codes de l’usage de l’espace social.
Vers de nouvelles civilités
Ce qui m’interroge c’est tout à la fois l’extrême focalisation sur les barrières et la quasi absence de réflexion sur la perte occasionnée par la disparition de certains rites et codes sociaux et professionnels. Une nouvelle civilité reste à inventer. Elle ne peut pas être simplement dictée par décret ou à grand renfort de circulaires et de modes opératoires.
Chaque collectif (nation, famille, associations, groupes d’amis, entreprises) a la responsabilité d’aller puiser dans sa culture les ferments d’une civilité renouvelée et contractualisée, en conscience des enjeux individuels et collectifs de ses membres. Chaque collectif a la responsabilité de diffuser et confronter cette nouvelle civilité à d’autres pour éviter l’exclusion, la peur et le renoncement à faire société.