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6 mai 2020
Le présent de l’indicatif est un temps formidable !
Il exprime les faits pendant qu’ils se déroulent : « Nous faisons la queue au supermarché ».
Il décrit nos habitudes : « Tous les matins, je télé-travaille ».
Il assène des vérités durables : « L’hygiène, la santé, la nourriture sont des biens essentiels ».
Il adore les proverbes, les maximes : « Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras ! » (Gel hydroalcoolique, masque, test, vaccin,…)
Les écrivains l’utilisent pour la narration :« il ne s’agit pas d’héroïsme dans tout cela. Il s’agit d’honnêteté. C’est une idée qui peut faire rire, mais la seule façon de lutter contre la peste, c’est l’honnêteté[1]. »
Il figure un passé récent ou un futur proche : « A partir de lundi, je reprends le métro ! »
Il est rassurant le présent de l’indicatif …
Et pourtant …
« C’est étrange, depuis le confinement je n’arrive plus à resituer certains évènements dans le temps et en même temps, nous sommes collectivement incapables de nous pencher sur les projets de long terme » : me dit une très proche qui continue tous les jours à se rendre au centre d’accueil dans lequel elle travaille.
Comme si l’arrêt d’une partie des activités humaines nous avait plongés dans une autre forme de présent. Ce que d’aucun recherche ardemment dans la méditation de pleine conscience « être ici et maintenant » nous est donné par la rupture avec le passé, tel qu’il se fabriquait hier et le futur, tel que nous l’envisagions demain.
Et pourtant, nous avons du mal à nous emparer de ce moment possible d’incarnation totale de notre être. Une sorte de vertige nous prend, une perte de repères temporels dans ce présent perpétuel, comme hors du temps.
Est-ce parce que le présent est souvent le temps du faire, de l’action ?
- Et le « quoi faire » est en question partout, au niveau de l’Etat, des organisations, des individus.
Est-ce parce qu’il est le temps de la transmutation du futur en passé et que la mécanique dysfonctionne ?
- Que faire de ce temps suspendu ? Quelles traces laissera-t-il dans nos vies individuelles et collectives ? Devons-nous continuer à faire du même ou changer radicalement de société, d’organisation du travail, de vie ?
Nos échelles de temps, comme notre appartenance à des groupes constitués sont bousculées par ce drôle de présent qui nous est imposé.
Le présent revisité
Le présent est le temps des vérités vérifiables ou assénées. Le présent est par essence tautologique. Et aujourd’hui le bât blesse.
Cette réplication de la suspension du temps incapacite notre pensée du monde. Si l’incubation est le creuset de la créativité : prendre le temps pour laisser émerger les idées et les possibles ; le confinement est un espace de macération lente, un lieu d’attente où il nous est parfois difficile de convoquer l’enthousiasme, faute d’oxygénation relationnelle et d’interactions affectives authentiques.
Ce présent de l’incertitude bride nos imaginaires, repousse nos projets, nous oblige à concentrer nos énergies sur un « ici et maintenant » profondément matérialiste.
Ce présent là manque de souffle. Le souffle de la liberté d’agir, de penser, de ressentir tout à la fois. Le souffle du plaisir de vivre pleinement, dans le monde, en trois dimensions !
[1] La peste – Albert Camus.