Dans deux articles précédents nous avons observé comment le passé peut construire dans l’entreprise une mémoire psycho-dynamique qui peut devenir un point d’appui dans les phases de turbulences et comment le futur autorise l’anticipation et la flexibilité des entreprises. Aujourd’hui consacrons nous au présent, lieu du mouvement par excellence, puisque moment où le futur se transforme en passé ; mais aussi lieu de la confrontation au réel, lieu de friction et d’adaptation.
Le présent est en quelque sorte le temps de l’impermanence et c’est vraisemblablement une des raisons pour lesquelles il n’est pas le temps privilégié de l’organisation (puisque son statut change dès qu’il se manifeste). Nul ne peut donc organiser le présent, il s’agit de le vivre (dans les conditions qui sont proposées et avec toutes les interactions possibles) et d’en tirer instantanément des enseignements (ou pas).
Par essence, le présent est incompatible avec la notion de structure et d’organisation, il est une adaptation de l’individu à accomplir sa tâche (manuelle ou intellectuelle) au moment où elle doit s’accomplir.
Le présent pourrait donc être le temps du travail au sens clinique du terme :
« pour le clinicien, le travail ce n’est pas en première instance le rapport salarial ou l’emploi, c’est le « travailler », c’est à dire un certain mode d’engagement de la personnalité pour faire face à une tâche encadrée par des contraintes matérielles ou sociales »[1].
Ce que Charlie Chaplin interprétait en son temps avec humour, sagacité et poésie.
C’est dans le quotidien des gestes que chaque individu – quelle que soit sa place dans la hiérarchie et quelle que soit sa tâche – s’investit (physiquement, psychiquement, émotionnellement et intellectuellement) dans la réalisation de l’activité commune. Et de fait, ne pas observer et penser le présent de l’entreprise nous prive de comprendre comment chacun à son poste tient compte des impondérables du réel.
Dans chaque entreprise, le travail est normé, encadré, structuré ce qui permet les interactions entre membres d’une équipe et entre les équipes entre elles. Cette structuration constitue la colonne vertébrale de l’activité. Cependant lors de l’édiction de la norme, toutes les situations, interactions, tous les incidents ne peuvent être envisagés. C’est la raison pour laquelle chacun va au quotidien ajuster ses gestes aux propositions du réel, jouant avec le cadre, son intelligence de la situation et les moyens qui lui sont donnés (ou qu’il se donne).
Pour la clinique du travail, ce sont les écarts entre les normes, les prescriptions de travail et le travail tel qu’il se fait dans la réalité qui constitue le travail vivant, le travail réel.
Si l’on considère donc que le présent est le temps du travail réel, alors vivre pleinement dans le présent facilite l’adaptation des procédures de travail soit à l’actualité concrète de l’équipe, soit à des évolutions récurrentes du marché. C’est reconnaître que les adaptations sont possibles (et poser un cadre pour les autoriser et les sécuriser) et éviter des temps de latence trop longs dans la prise en charge individuelle et collective des dysfonctionnements.
Ainsi dans le cadre du travail posté, si je m’aperçois que mon outil de travail montre des signes de faiblesse, deux cas de figure s’offrent à moi. Si je vis mon travail avec l’accomplissement du résultat à la fin de mon cycle comme seul objectif (ou préoccupation), je vais pousser l’outil à l’extrême. Si je vis dans le présent ce dysfonctionnement, je ne vais peut être pas répondre aux objectifs de production attendus. Mais j’enclencherai une opération de maintenance qui permettra éventuellement de résoudre l’incident, évitant une panne définitive qui immobiliserait la machine plus longtemps.
C’est dans la conscience des enjeux de ma tâche que je peux prendre la décision d’agir dans la préservation de l’outil plutôt que du résultat immédiat. Cela suppose d’en avoir l’information, d’être dans un univers de travail où la pensée et l’initiative sont reconnues et saluées, où les objectifs entre les personnes et les équipes sont congruents et partagés.
Penser l’entreprise au présent suppose d’accepter de regarder les écarts entre le travail réel et le travail prescrit, de reconnaître tout ce que chacun investit de lui-même dans le travail et comment il n’est pas de frontière entre être en soi et être au travail. Alors l’organisation repositionne l’homme au travail au centre de l’activité pour la réalisation de ses objectifs. Il est probable alors que des effets positifs réels se constatent en matière d’accidentologie, d’absentéisme, d’inertie et d’agilité dans la résolution de problèmes.
[1] Christophe Dejours, « subjectivité, travail et action », article de Mai 2001. Christophe Dejours est professeur de psychologie du travail au CNAM à Paris et Directeur du Laboratoire de psycho dynamique du travail et de l’action.Merci à Pascale Betin, consultante RH et coach pour ses éclairages sur la psychologie et la clinique du travail.