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24 mars 2020
Anna et Paul télétravaillent depuis une semaine. Leurs deux enfants Léa 6 ans et Théo, 14 ans téléapprennent.
Dans la même journée, Anna et Paul passent du rôle de parents (expliquent, rassurent, conseillent, éduquent), à celui de professeur des écoles, prof de maths, de français (enseignent), à celui de professionnels. Ils se connectent à distance, gèrent les pannes d’internet et les pannes relationnelles tout court, … car se comprendre amputés d’une partie de nos sens n’est pas une mince affaire pour des êtres sociaux.
Dans la famille, tout le monde s’est adapté. Les enfants sont visiblement conscients de la situation, ils sont assez calmes. Grand-Mère Elise téléraconte des histoires à Léa le soir au coucher. Chacun tente de faire de son mieux pour préserver la cellule familiale, la qualité professionnelle, les liens avec les amis, d’ici ou de plus loin. Tout simplement les liens avec toutes les communautés de leur vie active.
En fin de journée, tout le monde est épuisé d’avoir déployé autant de capacités adaptatives, d’avoir endosser la charge mentale supplémentaire qu’impose le risque de contagion et le confinement, d’avoir passé une journée de plus en préservant un semblant de normalité.
En tant que professionnels, Anna et Paul sont depuis longtemps confrontés à la nécessité d’endosser des rôles sociaux différents : patron d’équipe opérationnelle, membre de l’équipe de direction, adhérent de l’association professionnelle et pourquoi pas représentant du personnel.
Quand j’incarne chacun de mes rôles professionnels institués, j’adopte une position relative : inférieur(e), de pair(e), supérieur(e), selon mon statut. Au sein de l’équipe de direction, je suis dans une position relative de pair(e) vis à vis de chaque membre et une position relative inférieur(e) vis à vis du leader.
En permanence nous passons donc d’une position relative à l’autre. La gestion de l’ensemble de ces rôles exige une grande autonomie des individus pour pouvoir passer d’un rôle à l’autre avec fluidité et à propos. C’est une ressource interne que chacun peut mobiliser aujourd’hui dans ces circonstances exceptionnelles.
Toutefois, dans le monde professionnel, un certain nombre d’éléments physiques facilitent cette fluidité. Tout d’abord le décor. L’adulte à côté du tableau dans la classe est en quelque sorte confirmé maître d’école par le décor. Dans le même temps, les éléments physiques ou symboliques représentatifs du statut de chacun permettent de cadrer les relations et d’indiquer la nécessité de passer d’une position relative à l’autre. S’embrasser, se serrer la main, s’asseoir à un endroit particulier de la salle de réunion, être en open space ou avoir son propre bureau, …
Dans la généralisation contrainte du travail à distance, bon nombre de professionnels sont surpris de l’abolition des repères structurants de l’activité professionnelle. Derrière l’écran, le décor perd de son caractère signifiant. Il peut paraître incongru pour certains d’entrer dans l’intimité familiale des uns et des autres. Le langage est peut être encore un des rares éléments de différenciation professionnelle qui maintient la distance entre le rôle professionnel et la personne privée.
Quand la maison devient le seul décor de tous nos rôles sociaux : parents, éducateurs, fils ou fille de, amis de, professionnels, … Quand nos repères physiques et statutaires sont bouleversés, il est probable que la dimension psychologique et affective de nos relations prenne le pas sur les rôles professionnels institués et bouleverse nos équilibres internes et notre capacité à solliciter toutes nos ressources internes. Dans ces périodes de vacillement, nous sommes appelés à plus de conscience à proposer, à la maison, comme au (télé)travail, des repères structurants.
Dans cette période de possible confusion et pour garder la cohérence nécessaire à la vie humaine, Anna et Paul ont trouvé quelques parades :
- structurer le temps pour donner un cadre au chaos potentiel,
- stimuler la créativité des enfants, des adultes, comme des personnes âgées,
- maintenir les liens familiaux et amicaux par tous les moyens,
- laisser des espaces à la rêverie et au rien, pour se reposer de tout ce travail de reconstruction du monde dans nos vases clos, pour ceux qui sont confinés,
- ritualiser des moments clefs qui peuvent varier pour chacun, (applaudir au balcon, allumer une bougie pour célébrer ceux qui nous manquent, relire des classiques, faire de la musique, jouer avec ses enfants, …)
- rester connectés à la réalité du monde qui nous entoure, malgré son âpreté pour appliquer les meilleures consignes collectives, en se tenant à distance raisonnable d’une peur envahissante,
- développer de la tendresse et de la compassion pour eux-mêmes et leurs proches dans ce formidable élan d’adaptation que tous produisent, chacun à son rythme.
Saluons tous les Anna et Paul pour leur intuition et leur courage et souhaitons à leurs proches et leurs amis de traverser ce grand chambardement, en conscience, avec douceur et en santé.
Ce papier est inspiré de la relecture d’un article fondateur de l’analyse transactionnelle sur les rôles en organisation. Alain Crespelle, « le moi, le rôle et la personne : différences et interférences, extension du modèle de l’analyse transactionnelle à la dimension instituée de la relation », CAT, V8, pp 65-73.