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26 mars 2015
Vendredi soir. Elise raccroche pour la dernière fois le téléphone du standard. Elle ferme la porte de son bureau. Elle dépose la clef et son badge à l’accueil. Elle prend sa voiture et s’en va. Lundi, elle prendra un nouveau badge, une nouvelle clef pour commencer une nouvelle phase de sa vie professionnelle. Ailleurs.
Lundi soir. André vient d’annoncer à son comptable sa décision de céder son entreprise à sa fille dans le courant de l’année. Dans son bureau, il regarde sur le mur les photos de l’équipe de foot interne qui a gagné la coupe pro en 1982. Il sort de son bureau et va faire le tour des ateliers. L’équipe de nuit est en place, les machines ronronnent. « Bonsoir Patron !» fuse du fond de l’atelier. André pense qu’il reviendra aider sa fille quelques temps, « pour qu’elle prenne la main ».
Mardi matin. Paul vient d’avoir une longue conversation avec Monsieur X le chef de projet de la société M. Il apprend qu’il a remporté l’appel d’offres sur lequel il travaille depuis 18 mois avec son équipe de jeunes ingénieurs et de vieux briscards de la boite. Il jette un œil mélancolique sur l’open space. « Hé les gars !? C’est pour nous le projet M ! On va fêter ça ! ».
Mercredi matin. Valérie est convoquée par la Direction. Depuis deux ans elle pilote la filiale francilienne du groupe. La DRH et le DG lui annonce une nouvelle promotion en province. Un poste pas facile « mais vous avez les épaules ». Elle pense au projet M que l’équipe vient de remporter et qu’elle a soutenu. Elle n’en verra pas les fruits…
Ruptures temporaires ou définitives, heureuses ou malheureuses, volontaires ou imposées, la vie professionnelle est une succession de projets qui nous oblige régulièrement à abandonner une situation donnée pour plonger dans un inconnu à apprivoiser.
A chacun de ces moments nous traversons (ou non) une phase de deuil. Il s’agit d’accepter la perte d’un environnement de travail, d’une équipe, d’un statut, d’un lieu, … pour adopter un autre contexte, d’autres responsabilités, d’autres gestes professionnels, … qui deviendront notre quotidien.
Changement de poste, fin de projet, retraite, mutation, … toutes ces situations sont parfois survolées par les individus sans prendre le temps d’examiner ce qui a été perdu et de se projeter vers ce qui devra être conquis à nouveau.
Pourtant, nous savons que lorsque nous perdons un être cher, nous entrons dans une phase de deuil qui va durer plus ou moins longtemps selon la proximité que nous entretenions avec le ou la disparu(e).
Durant cette période, nous allons passer par plusieurs phases qui ont été très largement définies par Elisabeth Kubbler Ross dans les années soixante.
Cinq phases se succèdent dans nos vies privées mais aussi professionnelles :
- le déni : nous n’acceptons pas ce qui est proposé, nous n’y croyons pas, même si nous en sommes à l’origine. André se dit qu’il va revenir aider sa fille.
- la colère : il est possible que Valérie puisse nourrir de la colère contre ce patron qui certes la valorise mais ne lui laisse jamais le temps de savourer l’accomplissement de sa mission avant de la jeter à l’assaut d’une nouvelle montage. La peur aussi viendra peut être de cette nouvelle mission pour laquelle « il faut avoir des épaules »…
- le marchandage : Elise reverra ses collègues une fois, deux fois, pour ne pas rompre le lien avec cette entreprise dans laquelle elle a vécu des moments conviviaux. « On garde le contact, hein ? »
- la dépression (ou la tristesse) : malgré la réussite, Paul a du mal à envisager de devoir encore et toujours reconstruire une nouvelle équipe pour répondre à un nouvel appel d’offres, dans une autre filiale. Il se sent fatigué, perd de l’énergie à chacun des projets qui s’achève.
- l’acceptation : Quelques mois après son départ de l’entreprise, André croise un collaborateur de l’équipe de nuit au match de foot de l’équipe locale. « Alors Patron, cette retraite ? ». « Oh la la, je bosse plus qu’avant avec l’association pour financer les équipes de poussins que je suis en train de mettre sur pied ! ».
Chacune de ces phases est utile pour dépasser l’événement qui nous est proposé. Nous les franchissons plus ou moins rapidement avec des hésitations et quelques aller retour parfois.
La plupart du temps nous le faisons seul, parfois accompagnés par quelques collègues ou nos familles. Mais l’opération est bien de nous à nous. Les petits deuils en entreprise sont souvent laissés à la responsabilité de ceux qui les subissent.
Pourtant, la vigilance d’un manager peut permettre à une équipe ou des collaborateurs de vivre pleinement ces périodes pour construire de manière durable le processus d’acceptation de la situation nouvelle. Ce n’est qu’une fois acceptée, qu’elle pourra être perçue et vécue avec énergie et enthousiasme.
Il y a donc une place pour le deuil et ses rites dans l’entreprise. Bien entendu ce travail doit être en lien avec la culture même. Les pots de départ, les remises de médailles du travail, la célébration des projets gagnés participent au travail de deuil mais ne sont pas les seuls ingrédients. Cette attention à accompagner les petits deuils de l’entreprise est du ressort des managers et des dirigeants. C’est pourtant un sujet souvent tabou. En faire l’économie conduit parfois à voir surgir des crises graves par accumulation de deuils non dits et non faits.
Pour approfondir les conditions de prise en compte et de traitement du deuil en entreprise, vous pouvez lire l’ouvrage du psychiatre Jacques Antoine Malarewicz « Petits deuils en entreprise ». Ed Pearson – 2011