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11 septembre 2014
Dans une série de trois articles, je vous propose d’observer comment l’entreprise se conjugue à tous les temps de l’indicatif. Pourquoi l’indicatif ? Parce qu’il est le temps de la description du réel, tel qu’il est … et tel que nous le vivons !
A tout seigneur tout honneur, commençons par ce qui fût … et plongeons dans le passé.
Le passé fait appel à l’histoire et à la mémoire. Histoire (regard analytique et non sélectif sur les faits) et mémoire (interprétation du vécu sur la base de souvenirs sélectionnés par les individus ou le groupe) sont des éléments structurants de la culture d’un groupe. Dans les entreprises elles peuvent être des guides aux bonnes pratiques, des ancrages pour les valeurs et les règles du jeu. Elles peuvent aussi devenir des points bloquant le développement et la croissance, en facilitant le rêve commun d’un âge d’or : celui dans lequel les marchés étaient florissants, les clients nombreux, les collaborateurs motivés, … Nous avons tous entendu ou participé à ce discours passéiste.
Alors que faire du passé dans l’organisation ? S’il n’y a pas de réponse standard et valable pour toutes les organisations (puisqu’elles sont toutes uniques en terme d’identité), voici quelques pistes de réflexion à partager.
Pour moi il existe au moins deux types d’histoires identifiables par les faits dans une entreprise : l’histoire technique et l’histoire sociale. La première tient compte de l’évolution du métier tel qu’on l’a pratiqué et qu’on le pratique ; la seconde explicite la manière formelle dont le groupe a conçu ses rapports sociaux, existence ou non d’instances représentatives, modalités de développement des échanges et de la communication, autorisation ou censure effective à dire, penser, se tromper et célébrer les réussites, … La manière dont le groupe a développé ses liens avec l’extérieur (marché, clients, fournisseurs, …) en fait également partie.
Se pencher sur le capital historique technique et social de l’entreprise permet de comprendre les blocages du système (notamment en phase de changement) mais aussi de trouver des points d’appui à l’enclenchement de la dynamique de changement.
A travers l’histoire technique, revenir à l’origine de l’intégration de deux métiers différents dans une entreprise et mettre en évidence les conditions économiques, techniques, logistiques, (etc.,) du passé et du présent permet parfois de comprendre et d’accepter le choix d’abandonner un métier. Cela peut au contraire être l’occasion d’alimenter la réflexion sur la manière de repenser l’activité dans des conditions de production et d’échanges qui ont totalement changé ; voire d’intégrer des métiers complémentaires aux deux précédents, pour renforcer le positionnement de l’entreprise sur son marché. L’histoire technique devient alors une aide à la décision stratégique.
L’histoire des rapports sociaux est éclairante, notamment pour le choix des moments et modalités de la communication dans l’entreprise. Il est nécessaire d’être vigilant à ne pas replonger les collaborateurs dans des formes qui soient émotionnellement liées à un mode de management passé non approprié, perçu comme destructeur, tout comme de favoriser des modalités – peut être jugées anciennes – mais qui ont du sens dans cette communauté de travail là. Bernadette Lecerf Thomas (1) parle « d‘émotions dominantes » dans la culture d’une entreprise. Elle précise : « les valeurs, les croyances de l’entreprise vont amener à privilégier certaines émotions (ndlr : désir, colère, peur, détresse), l’histoire de l’entreprise a assemblé des émotions à des types d’évènements ». Se tromper sur la forme de la communication peut brouiller la réception des messages dans un groupe.
Il existe aussi pour moi, dans un groupe constitué, quelque chose de l’ordre de la mémoire. Si elle constitue un tout influençant les réactions globales de l’entreprise, elle n’en reste pas moins difficile à appréhender puisqu’elle est la résultante de l’ensemble des modalités d’adaptation des individus à la proposition qui leur est faite par l’entreprise en tant que groupe humain. Je l’appellerai la mémoire psycho-dynamique, la mémoire des ajustements individuels dans les équipes et des ajustements des équipes entre elles et de l’ensemble des équipes collectivement par rapport à l’environnement global de l’entreprise. Comme des poupées russes, il me semble qu’il existe un mouvement qui va de l’individu au collectif, qui ne se résout pas à la somme des ajustements individuels et qui s’enrichit chaque fois du stade supérieur de consolidation : individu, équipe, équipes entre elles, entreprise, entreprise par rapport à son environnement.
La mémoire de la psycho-dynamique du groupe est-elle mobilisable pour accompagner le changement dans les entreprises ? Je le pense, car elle touche au cœur de la sécurisation des équipes pour que puisse s’enclencher le travail de changement : assez d’insatisfaction pour désirer le changement et amorcer le processus créatif, mais assez aussi de sécurité pour les managers et les dirigeants pour franchir en conscience le pas du changement (avec ses risques individuels et collectifs associés).
Dans une PMI de la région Rhône Alpes que j’accompagne depuis quelques mois, au cœur d’une équipe de direction en place depuis de nombreuses années, nous avons passé une soirée à explorer les souvenirs individuels de chaque membre sur sa prise de poste, sa croissance dans l’entreprise, les évènements marquants et le désir d’avenir pour chacun. Ce partage avec tous les membres de l’équipe a été l’occasion de poser les bases de la constitution d’une mémoire collective des managers qui constitue un socle d’expériences ressources dans la phase de changement dans laquelle ils accompagnent les dirigeants. Une mémoire que la croissance a été possible, qu’ils y ont participé, que d’autres évènements ont été surmontés et qu’ils sont en capacité de prendre encore l’initiative de l’évolution et qu’ils en ont envie. A eux tous ils comptabilisent presque un siècle d’expérience au service de leur entreprise !
De ce moment de ma vie de coach je retiens deux choses essentielles : la qualité de silence des managers écoutant chacun poser, avec une émotion croissante, son parcours et ses attentes, et la réponse du directeur technique à la question :
« – quel mot vous vient à l’issue de cette séquence de travail ?
– Responsabilité. »
En invitant les managers et les dirigeants à expérimenter pleinement (mentalement, physiquement, émotionnellement) la notion de responsabilité, l’activation d’une partie de la mémoire psycho-dynamique du groupe me semble un levier important à l’amorce du changement dans l’entreprise.
1 – Bernadette Lecerf-Thomas, Neurosciences et management, ed Eyrolles, 2014, 232p.